THESE - La représentation des traumatismes de la Seconde Guerre mondiale à travers le cycle Nous ne sommes pas les derniers de Zoran Music et la série Otages de Jean Fautrier.


 

Thèse soutenue le 19 juin 2018 au Mémorial de la Shoah (Paris) sous la présidence de M. Jacinto Lageira (Professeur des Universités, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne).

Grade Docteur de l'Université Paris VIII - École Doctorale Esthétique, Sciences et Technologies des Arts, spécialité Arts Plastiques et photographie.


Titre de la thèse : La représentation des traumatismes de la Seconde Guerre mondiale à travers le cycle Nous ne sommes pas les derniers de Zoran Music et la série Otages de Jean Fautrier.

Thèse dirigée par
M. Pascal BONAFOUX
Professeur émérite d’esthétique et d’histoire de l’art,
Université Paris VIII, Vincennes-Saint-Denis

Jury
Mme Anikó ÁDÁM
Maître de conférences HDR, Université catholique Pázmány Péter, Budapest
M. Jacinto LAGEIRA
Professeur des Universités, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne
M. Castor SEIBEL
Auteur, collectionneur et expert
Mme Silvia SOLAS
Professeur des Universités, Universitad Nacional de La Plata, Buenos Aires
M. François SOULAGES
Professeur des Universités, Université Paris VIII, Vincennes-Saint-Denis

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Résumé

Le présent travail de recherches a pour objet les œuvres d’art qui constituent le cycle des Otages de Jean Fautrier et la série Nous ne sommes pas les derniers de Zoran Music et aborde celles-ci sous l’angle de l’étude de la relation de l’œuvre d’art avec les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale. Comment une œuvre peut-elle parvenir à témoigner d’un événement, d’une expérience aussi indicible et inaudible que celle des camps de la mort ou de l’exécution sommaire de l’homme par l’homme ? Comment ces évènements, ces visions aussi terribles peuvent-il devenir esthétiques ?La thèse traite de la nécessité impérieuse pour les deux artistes de témoigner, de dire, de raconter, de peindre les évènements vus et vécus pendant la Seconde Guerre Mondiale. La relation à l’art qui s’inscrit dans ce contexte est des plus sensibles et des plus émouvantes ; l’art devient en effet la manière par lequel l’horrible, l’affreux, se métamorphose en beauté voire même en sublime.Afin de répondre à ces interrogations, le travail d’étude des œuvres de Jean Fautrier et de Zoran Music propose, pour mieux appréhender ces dernières, des renvois à des références essentielles.Les œuvres de Zoran Music et celles de Jean Fautrier sont mises en perspective avec des écrits comme ceux de J. Semprún, P. Levi, E. Wiesel ou encore I. Kertész. La thèse est construite par un apport iconographique, mais aussi littéraire. Elle est de ce fait scindée en trois volumes : l’écrit, et deux recueils réunissant respectivement les œuvres qui constituent les Otages et le cycle Nous ne sommes pas les derniers. Dans ces deux derniers volumes, les œuvres sont réunies par famille iconographique, formelle ou chromatique.



Titre traduit

The representation of the traumas of the Second World War through the cycle We are not the last of Zoran Music and the series Hostages of Jean Fautrier

Résumé en anglais

The present work of research relates to the works of art which constitute the cycle of Hostages of Jean Fautrier and the series We are not the last of Zoran Music and approaches them from the angle of the study of the relation of the artwork with the trauma of the Second World War.How can a work witness to an event, an experience as inexpressible and inaudible as that of the camps of death or the summary execution of man by man? How can these terrible events and visions become aesthetic?The thesis relates with the imperative need for the two artists to testify, to say, to tell, to paint the events seen and lived during the Second World War. The relationship to art in this context is most sensitive and moving; art becomes the way in which the horrible, the frightful, is transformed into beauty, even sublime.In order to answer these questions, the study of the works of Jean Fautrier and Zoran Music proposes, to better understand the latter, references to essential references.The works of Zoran Music and those of Jean Fautrier are put in perspective with writings like J. Semprún, P. Levi, E. Wiesel or I. Kertész. The thesis is built by an iconographic contribution, but also literary. It is thus divided into three volumes: the writing, and two collections respectively bringing together the works that constitute the Hostages and the cycle We are not the last. In these last two volumes, the works are brought together by iconographic, formal or chromatic family.



 
INTRODUCTION DE LA THÈSE
Des rencontres esthétiques, émotionnelles, spirituelles, humaines : ainsi pourrait-on qualifier la matrice, le ferment du présent travail de recherche.
Après avoir terminé et soutenu un mémoire de Master II consacré à la représentation picturale du visage, nous avons souhaité poursuivre ce questionnement à travers la recherche doctorale. De manière instinctive, nous nous sommes attachés à l’une des périodes les plus traumatisantes de l’Histoire qui est celle de la Seconde Guerre mondiale. Il nous est en effet apparu que la déportation des Juifs d’Europe et leur extermination suscitait des questionnements concernant l’influence de ces évènements sur la représentation picturale du visage.
De nombreuses semaines ont été employées à travailler sur les faits historiques, ce qui a notamment impliqué la fréquentation assidue du Mémorial de la Shoah. Ce travail de recherches a été également l’occasion de rencontrer d’anciens déportés des camps de la mort, dont les témoignages ont été profondément riches en émotions.
Au regard du sujet terrible, de sa thématique extrêmement « pesante », ces recherches ont parfois été difficiles à mener d’un point de vue personnel mais également scientifique. Aussi, l’invitation de Monsieur Bonafoux à se reporter en permanence aux œuvres de Zoran Music et de Jean Fautrier s’est révélée particulièrement précieuse. Chercher les réponses dans les œuvres fut ainsi d’une aide des plus décisives.
La littérature des camps a en outre permis de conférer une nouvelle orientation à ce travail de recherches. L’apport de la littérature a donné un éclairage nouveau aux œuvres étudiées, que ce soit le cycle Nous ne sommes pas les derniers ou la série des Otages de Fautrier. Cet apport littéraire s’est concrétisé dans ce travail par l’introduction d’extraits littéraires qui sont en lien direct avec les œuvres, que ce soit d’un point de vue textuel ou iconographique.
Le sujet de recherche s’est ainsi précisé : la représentation des traumatismes de la Seconde Guerre mondiale à travers l’œuvre de Jean Fautrier et de Zoran Music.
Le choix a également été fait d’approfondir au maximum les recherches en collectant auprès de toutes les sources possibles les œuvres appartenant à ces deux cycles. Ce travail est aujourd’hui réuni dans les deux recueils qui accompagnent l’écrit de la thèse.
L’une de nos rencontres les plus marquantes est celle avec quelques-unes des œuvres du cycle Nous ne sommes pas les derniers de Zoran Music, il y a de cela près de dix ans. Nous ignorions encore à cet instant que ces œuvres, et avec elles toute l’émotion véhiculée, venaient alors de rentrer dans notre vie pour ne, sans doute, plus en sortir. Lesdites toiles furent exposées par la galerie Ditesheim & Maffei à l’occasion d’une FIAC à Paris et c’est face à l’une des œuvres de ce merveilleux cycle que la magie de la rencontre opéra.
Cette rencontre artistique n’était néanmoins pas fortuite : elle trouve en effet directement sa source dans une autre rencontre, cette fois-ci humaine, spirituelle : celle avec M. Bonafoux, qui dès les premiers mots échangés, nous prêta une oreille attentive, confiante et disponible, et nous orienta de manière très habile et avec bienveillance vers cette même œuvre de Zoran Music.
La troisième rencontre découla des deux premières : à l’occasion d’une exposition à Lyon 1, les œuvres de la série des Otages de Jean Fautrier semblèrent s’inscrire en si parfait écho avec le cycle Nous ne sommes pas les derniers que cette nouvelle rencontre scella définitivement la volonté d’aborder les deux œuvres à l’occasion d’un travail de thèse.
Jorge Semprún dans la préface à l’ouvrage de M. Bonafoux, illustre avec une grande justesse le sentiment puissant ressenti à l’instant de ces rencontres avec l’œuvre : « Soudain, nous butons sur du silence 2 ». Bien loin d’être synonyme de vide, de futilité, l’absence de paroles est comblée par la richesse des émotions ressenties au contact de l’œuvre. Face à ces œuvres, le même silence régnait : silence productif, émotif, intime.
Passé le premier trouble de cette rencontre avec les œuvres de Music et de Fautrier à l’aura si sensible et émotive, s’engagea dès lors le véritable travail de recherches : combien de toiles, dessins, gravures existait-il ainsi? Quelle était l’ampleur du cycle Nous ne sommes pas les derniers  et de la série des Otages ? Les investigations, menées sur de longs mois, permirent de mettre à jour un ensemble que l’on osera qualifier de fabuleux et extrêmement puissant.
Et pourtant, le spectre du doute, de l’incertitude et de l’abattement ne flottait jamais loin. La particularité du sujet historique abordé, à savoir le résultat des exactions commises par les partisans nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale, a rendu à certains moments l’analyse des œuvres pesante, oppressante. L’étude des faits historiques – la déportation, les camps, les exécutions - était nécessaire afin de mettre les œuvres étudiées en perspective avec l’Histoire, d’appréhender leur dimension historique, mais elle impliquait en contrepartie de s’immerger dans l’enfer et l’horreur représentés dans ces œuvres. En outre, le travail de répertoriage des œuvres associées à Nous ne sommes pas les derniers et aux Otages s’est révélé quelque peu ambitieux face à la multiplicité, non escomptée et parfois décourageante, de ces œuvres et à leur dispersion géographique.
Loin de constituer un simple sujet d’étude universitaire, les têtes, ces faces humaines qui composent la plupart des deux séries d’œuvres étudiées, devinrent des compagnons de route pendant près d’une décennie. Le face-à-face avec ces œuvres est désormais apaisé, mûri, intellectualisé et décrypté, grâce aux différentes recherches et analyses effectuées. Un lien intime et serein s’est créé au fil des années d’études avec ces œuvres désormais familières. Il reste cependant toujours émouvant de songer qu’à travers l’observation de ces œuvres, c’est l’Histoire même que l’on contemple.

En découvrant les œuvres si poignantes et sensibles de Zoran Music et de Jean Fautrier, et respectivement le cycle Nous ne sommes pas les derniers et la série des Otages qui révèlent chacun le drame humain et les atrocités engendrés par la Seconde Guerre mondiale, le désir d’en faire l’objet de la présente thèse s’est, nous l’avons vu, rapidement fait ressentir. Mais paradoxalement, l’idée d’expliciter des œuvres d’une telle force dramatique, d’y adjoindre un discours analytique et explicatif, est apparue quelque peu déplacée et impudique. La réflexion initialement portée sur la représentation de l’évènement historique par l’artiste s’est ainsi retrouvée dépassée par un sentiment intime de malaise et d’appréhension. Comment en effet étudier, analyser, commenter ces victimes dessinées, gravées, peintes, sans les défaire par là même de leur puissance expressive, et sans se laisser soi-même engloutir, submerger par le drame humain ainsi représenté ?

Le soutien et les précieux conseils de Monsieur Bonafoux ont été autant de ressources pour surmonter cette difficulté. Ainsi, le recours suggéré à une démarche méthodique d’analyse du cycle Nous ne sommes pas les derniers et de la série des Otages a permis de se départir d’une approche strictement émotionnelle. Cette analyse s’est concrétisée par la collecte minutieuse des reproductions de dessins, gravures, peintures, etc. de ces œuvres. La quête patiente de reproductions d’œuvres situées en France comme à l’étranger a ainsi constitué l’une des grandes étapes du travail de recherches engagé. De ce rassemblement de reproductions d’œuvres attachées au cycle Nous ne sommes par les derniers ont progressivement émergé des « familles » que nous avons nommées : « Dachau », « Pendus », « Cri », « Tête », « Mains », « Seul », « Cadavres », « Ensemble », « Collines » et « Paysages ». Une identification plastique a pu être opérée en ce qui concerne les peintures, gravures, sculptures constituant les Otages. La recherche et la classification de ces œuvres a constitué la base, le soutènement des analyses et développements exposés dans la présente thèse. L’importance centrale de ce travail de collecte a ainsi naturellement conduit à présenter les résultats des recherches menées dans ce cadre doctoral au moyen d’un volume rédigé, accompagné de deux volumes complémentaires (Recueil des Otages ainsi que le recueil des dessins de Dachau et du cycle Nous ne sommes pas les derniers) exposant les recherches iconographiques effectuées sur les œuvres.

Loin de vouloir enfermer les Otages et le cycle Nous ne sommes pas les derniers dans un discours partant d’observations générales ou déjà construites, la réflexion développée ci-après prend pour point d’appui notre expérience et notre relation personnelle créée, développée et entretenue avec ces œuvres. Mais encore fallait-il réussir à cerner, à comprendre, à appréhender ces œuvres, à les remettre en perspective avec les évènements historiques dont elles se faisaient l’écho. La lecture des ouvrages de Jorge Semprún a permis de conférer une sensibilité, une émotion, sensations accrues par l’évocation avec Monsieur Bonafoux des souvenirs personnels de l’homme écrivain 3. Une conviction intime s’est ainsi forgée de ce qu’il n’était pas envisageable, dans le cadre de ces travaux de recherches, de rester sur le seuil de la porte littéraire laissée entrouverte par ces écrivains qui ont courageusement relaté l’expérience dramatique des camps et témoigné des supplices et assassinats perpétrés pendant la guerre. C’est ainsi que l’analyse des œuvres, objet des présents travaux, se réalise également par le franchissement de cette porte littéraire et par la mise en perspective historique et émotionnelle de ces dernières avec la littérature relative aux évènements tragiques survenus pendant la Seconde Guerre mondiale. Explorer le témoignage écrit et prendre comme point d’ancrage la littérature ont permis par la suite d’aborder plus intensément les œuvres plastiques de Jean Fautrier et de Zoran Music. La captation de l’émotion et de la sensibilité qui sont au cœur de la création des Otages et du cycle Nous ne sommes pas les derniers a ainsi considérablement été favorisée par l’approche littéraire qui a été faite de ces œuvres. Celle-ci s’est révélée d’autant plus émouvante que les écrivains, à l’instar des artistes peintres, graveurs, sculpteurs, se sont retrouvés confrontés à la même difficulté de raconter le drame vécu. Aussi, la réflexion proposée tout au long de cette étude sera-t-elle régulièrement nourrie par les écrits de différents auteurs, tels Jorge Semprún, Primo Levi, Elie Wiesel, Robert Antelme, Charlotte Delbo, David Rousset, Imre Kertész…

Zoran Music et Jean Fautrier ont été exposés au drame humain, certes dans des conditions et des mesures très différentes, mais ces artistes ont tous deux choisi, à partir des expériences vécues, de développer une pratique artistique singulière. S’attachant à leurs pratiques plastiques, ils se sont pour ainsi dire réfugiés dans l’art afin de survivre au drame subi et, point d’orgue de la réflexion proposée, ils se sont concentrés pour cela sur la représentation de la figure humaine. Le drame humain se trouve ainsi placé au centre de l’œuvre, et le visage défiguré de l’homme représenté en apparaît comme le témoin.

L’objet du présent travail de recherches est l’appréhension de la représentation du traumatisme issu d’un évènement historique vécu par l’artiste au travers du cycle Nous ne sommes pas les derniers de Zoran Music et de la série Les Otages de Jean Fautrier. L’intention est de questionner, d’interroger et d’explorer ces deux œuvres parfois mal connues du grand public, et ce grâce à cinq grandes entrées qui constituent autant de parties de cet écrit. En effet, ces deux œuvres, extrêmement différentes par certains côtés, se rejoignent, dialoguent et se répondent sur de nombreux autres. Très loin de vouloir imaginer des rapprochements fantasques et infondés, la réflexion proposée ici s’appuie sur ces deux œuvres pour explorer, pénétrer et comprendre deux pratiques artistiques qui se sont attachées à la représentation du visage à la lumière des traumatismes vécus pendant la période de la Seconde Guerre mondiale. L’étude de ces deux œuvres impliquera donc de soulever des points communs, des résonnances, mais également de mettre à jour les spécificités de chacune d’elles.

Jorge Semprún exprime à cet égard admirablement d’une part la difficulté à laquelle les deux artistes se sont retrouvés confrontés d’exprimer, de témoigner, de raconter les faits marquants vécus, et d’autre part la nécessité de déployer des artifices pour y parvenir et se faire entendre :
« Il y aura des survivants, certes. Moi, par exemple. Me voici survivant de service, opportunément apparu devant ces trois officiers d’une mission alliée pour leur raconter la fumée du crématoire, l’odeur de chair brûlée par l’Ettersberg, les appels sous la neige, les corvées meurtrières, l’épuisement de la vie, l’espoir inépuisable, la sauvagerie de l’animal humain, la grandeur de l’homme, la nudité fraternelle et dévastée du regard des copains.
Mais peut-on raconter ? Le pourra-t-on ?
Le doute me vient dès ce premier instant.
Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. L’histoire est fraîche, en somme. Nul besoin d’un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d’une documentation digne de foi, vérifiée. C’est encore au présent, la mort. Ça se passe sous nos yeux, il suffit de regarder. Ils continuent de mourir par centaines, les affamés du Petit Camp, les Juifs rescapés d’Auschwitz.
Il n’y a qu’à se laisser aller. La réalité est là, disponible. La parole aussi.
Pourtant, un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. 4 ».
L’étude s’appuiera ainsi en premier lieu sur la place, le rôle de l’artiste à l’égard des massacres et de l’Histoire (Partie I - La douleur). Zoran Music vécut pour sa part de manière directe la déportation. Plus que témoin, il fut victime - et rescapé - des camps de la mort. Pourtant, jamais dans ses dessins, dans ses gravures comme dans ses peintures, il ne représente les bourreaux. Néanmoins la mort est là, cette mort industrielle et implacable symbolisée par les suppliciés du cycle Nous ne sommes pas les derniers. L’œuvre se constitue dans un espace pictural clos où les figures émergent entre surgissement et enfouissement. Si Music fut victime, Fautrier est quant à lui un témoin indirect d’évènements tragiques. Dans l’œuvre des deux artistes, la mort collective et inéluctable frappe de manière quasi aveugle, qu’il s’agisse de rafle ou de déportation, d’exécution ou d’extermination. Fautrier et Music ont vécu et/ou vu de manière directe et indirecte la guerre et ses drames humains. De là est né le besoin de représenter ces traumatismes grâce aux Otages ou au cycle Nous ne sommes pas les derniers. La découverte de la faculté de l’homme – et de sa propension – à donner la mort à un autre homme, n’est-ce pas le constat qui a ébranlé et bouleversé la vie des deux artistes ? Les deux œuvres font face à l’Histoire sans pour autant se placer dans une peinture, dite d’Histoire. Comme l’interroge Jorge Semprún, les évènements terribles doivent-ils se raconter ? Le peuvent-ils et si oui, par quelle manière ? Il ne s’agit dès lors plus d’une simple peinture de narration mais bien d’œuvres de l’émotion et de la douleur. De l’horreur ainsi vécue, de la douleur ressentie, va surgir pour ces artistes une nécessité extrême et absolue de créer, pour se confronter au traumatisme, et de positionner le drame humain au centre de l’œuvre.

Le regard de l’artiste est également central dans l’œuvre. L’expérience vue et vécue va nourrir le travail de Fautrier, qui éprouva la mort d’autrui de manière plus ou moins médiate, et de Music qui vécut directement dans les camps la mort de son semblable. La deuxième partie de la présente étude sera ainsi consacrée au regard de l’artiste sur l’évènement historique (Partie II – Le regard), avec une distinction opérée entre le témoin sonore et la victime déportée. La place du regard interroge celle de l’homme vis-à-vis de la mort, de l’artiste à l’égard du supplice mais aussi questionne sur le rôle de l’œuvre comme moyen d’exposer la mort aux yeux de celui qui ne l’a pas vue. Si Fautrier, confronté aux évènements dramatiques, fait le choix de représenter les yeux comme de simples orifices ou de multiplier les paires d’yeux, le regard qu’offre à voir l’œuvre de Music est apeuré, exorbité et fixé sur une mort imminente. De ce regard porté sur l’horreur surgit bientôt un paradoxe : Music expliquera ainsi avoir tiré une certaine esthétique de son observation des charniers, une beauté dont il s’excusera lui-même de l’avoir ressentie. Comment une telle impression de beauté peut-elle surgir des atrocités commises ? Peut-on mettre en lumière une propension de l’artiste à voir de la beauté dans l’horreur ? La question de l’œil, du regard de l’artiste est ici centrale puisque le prisme de leur expérience d’artistes va permettre à ces deux hommes confrontés à l’évènement historique de projeter un regard esthétisant et émotionnel sur la réalité vécue.

Outre le regard que l’artiste porte sur l’évènement tragique vécu ou ressenti, se pose la question de la transmission des émotions, de la retranscription des faits. Le recours à un « artifice de l’art », sorte de transfiguration, d’esthétisation d’une réalité terrible et difficile, constitue une voie permettant à l’artiste de rendre cette même réalité visible et soutenable par le regard d’autrui. Les développements de la troisième partie seront ainsi consacrés à cette thématique (Partie III – L’artifice de l’art). L’art et ses moyens plastiques deviennent nécessaires afin de pouvoir regarder l’insoutenable, de représenter l’inimaginable. Le prisme artistique, et notamment la création et l’utilisation de formes et moyens plastiques inédits, permet à l’artiste de répondre au besoin ressenti de retranscrire l’évènement historique vécu, besoin auquel les moyens traditionnels de l’art ne suffisaient plus à répondre. Le traumatisme de l’évènement historique est ici restitué au moyen d’un artifice afin que celui-ci devienne transmissible à ceux qui n’ont pas vécu l’horreur. L’artiste explore de nouveaux territoires pour exprimer de manière juste son émotion et son sentiment face à l’horreur vue et vécue. Nous verrons ainsi que Fautrier se tourne vers l’art informel et crée sa technique des Hautes Pâtes en enfouissant son sujet dans la matière. Music apporte une véritable beauté intime aux cadavres de son œuvre et utilise la couleur comme une véritable matrice des formes afin de représenter les visages et les corps. L’utilisation de ces nouvelles techniques par Music et Fautrier confère une beauté esthétique à leur œuvre, alors même que le sujet, terrible, semblait initialement fort peu s’y prêter.

Nombre des œuvres composant la série des Otages de Jean Fautrier portent le nom de Têtes. Zoran Music représente également des têtes, pesant lourdement sur des corps squelettiques. La tête devient un élément primordial de l’œuvre alors que le corps semble se perdre et s’effacer. Il sera ainsi mis en avant, à l’occasion d’une quatrième partie (Partie IV - Le visage), l’attention particulière que portent Fautrier et Music au traitement de la tête dans leurs œuvres, tout empruntant des chemins différents dans la représentation de celle-ci. L’artiste italien traite ainsi la tête comme un appendice en ce sens où elle est creusée, trouée par des excavations qui deviennent les bouches, les orbites des yeux ainsi que les narines. Fautrier quant à lui donne une contenance picturale et un poids aux têtes représentées, comme pour mieux renforcer et appuyer l’horreur des exécutions des résistants. La tête perd de façon singulière son visage, défigurée par les stigmates de la violence infligée. Les Têtes d’Otages sont lacérées, griffées et les plaies sont sanglantes afin de témoigner de la violence de l’acte assassin. La tête devient chez Zoran Music le point central de la composition, se métamorphosant dans les gravures en un nœud où le trait incisé dans la plaque de cuivre est concentré pour former des figures de douleur. Les têtes sont placées par les deux artistes au centre de leurs œuvres alors que dans le même temps, le visage perd de ses éléments constitutifs, jusqu’à laisser douter de sa subsistance, de la préservation de son identité. Les œuvres de Fautrier et de Music n’ont pas de nom spécifique, ce qui pose la question de l’identité et de l’anonymat, et de l’artifice déployé pour que le spectateur puisse s’identifier à ces têtes tragiques et ainsi mieux appréhender la réalité qui lui est présentée.

Si Zoran Music a pu éprouver le besoin de respecter une période d’ascèse post-traumatique avant de revenir un quart de siècle plus tard sur les évènements la déportation dans sa pratique artistique, Fautrier quant à lui exposera les Otages immédiatement à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. De ce constat émerge la question du temps dans l’œuvre de Music et de Fautrier, et de la solitude face au témoignage. La dernière partie de nos réflexions sera ainsi consacrée au silence (Partie V – Le silence). Music et Fautrier, artistes parfois considérés comme hors des courants artistiques traditionnels, placent la pratique de l’atelier au centre même de leur art. L’atelier devient ce havre de paix où l’œuvre peut apparaître et se constituer dans une relation sensible et silencieuse de l’artiste à sa création. La figuration picturale dépasse le cadre du naturalisme pour se projeter dans l’incarnation plastique d’une parole contre le péril de l’oubli. Nous verrons dans quelle mesure la question du silence est intimement liée à la notion de courage. Si les actes de parler, écrire, dessiner, constituent tout autant de dangers immédiats et mortels à l’intérieur même du camp de concentration, certains artistes ou auteurs, ayant survécu à l’horreur ressentiront le besoin absolu, dès leur libération du camp de dire, de révéler, de raconter et de témoigner afin que la mémoire soit transmise et conservée. D’autres garderont le silence pendant plusieurs années sur ces évènements. La notion de mémoire universelle, portée par l’impossibilité pour l’artiste de se taire sur les évènements traumatisants vécus, sera également explicitée. L’œuvre est en effet ici un moyen pour l’artiste de survivre à son propre traumatisme, de vivre avec, tout en témoignant de l’évènement afin de le transmettre et ne jamais laisser sombrer dans l’oubli le drame vécu.

1. Il s’agit de l’exposition intitulée 1945-1949. Repartir à zéro, comme si la peinture n'avait jamais existé qui se déroula du 24 octobre 2008 au 2 février 2009 au Musée des Beaux-arts de Lyon.
2. SEMPRÚN Jorge, « Un silence sonore », in : BONAFOUX Pascal, L’Autoportrait au XXe siècle. Moi, je par soi-même, Paris, Éditions Diane de Selliers, 2004.
3. Monsieur Bonafoux nous confia quelques souvenirs de Jorge Semprún lorsque l’auteur lui écrivit une préface intitulée « Un silence sonore » pour son ouvrage L’Autoportrait au XXe siècle. Ibidem.
4. Semprun, Jorge, L’écriture ou la vie, Paris, Éditions Gallimard, Collection Folio, 2007, pp. 25-26.